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S’il y a bien une épreuve cycliste qui mérite encore que les coureurs soient “les forçats de la route”, c’est bien celle-ci. Paris-Roubaix, est une véritable dystopie sportive. Le parcours commence dans l’élégante Compiègne et remonte tranquillement les presque 260 kilomètres, vers Roubaix. Mais une fois dans les terres du Nord, le cauchemar commence. Trente secteurs de pavés sans pitié, qui ont fasciné le jeune adolescent qu’était alors Guillaume Cerutti.
Coïncidence amusante : demain dimanche Paris-Roubaix se courra exactement cinquante ans après ce qui restera à jamais mon premier souvenir télévisuel — le Paris-Roubaix du 13 avril 1975. J’avais neuf ans, et je n’ai rien oublié des images de cette retransmission : les visages maculés de boue, l’échappée de quatre coureurs belges dont Eddy Merckx, sa crevaison à quelques kilomètres de l’arrivée, son effort prodigieux pour revenir sur les trois fuyards, sa tentative de contre-attaque sur le côté droit de la route aussitôt après les avoir rejoints, le sprint final sur le Vélodrome de Roubaix…
Et je me souviens aussi de mon sentiment d’injustice en voyant Merckx, le « Cannibale », dans sa tenue arc-en-ciel de champion du monde, être battu ce jour-là par le rusé Roger de Vlaeminck dit le « Gitan », dans son maillot bleu à rayures rouges et blanches de la Brooklyn, une marque de chewing-gum italienne qui sponsorisait son équipe.
Ma mémoire peine à retrouver des souvenirs télévisuels antérieurs à ce dimanche après-midi d’avril 1975. Rien pour 1974, malgré une actualité politique et sportive chargée. En revanche, je me souviens parfaitement de ce qui a suivi : le Tour de France 1975, avec la défaillance de Merckx, victime d’un coup de poing au foie asséné par un excité au bord de la route, et la victoire finale de Bernard Thévenet sur les Champs-Élysées ; puis l’épopée des Verts en 1976, Nadia Comaneci à Montréal, etc. On peut donc dire que je suis « né » au sport télévisé un 13 avril 1975.
Si ce souvenir est encore si vif, c’est sans doute parce que ce Paris-Roubaix appartient à la catégorie des courses d’anthologie, celles qui marquent durablement ceux qui les suivent. Pour qu’une course entre ainsi dans la légende, il faut un alignement des étoiles : un plateau relevé, des attaques, un exploit individuel marquant ou un final haletant. Mais il faut davantage encore : des circonstances de course inattendues, parfois improbables — il faut que le sort se mêle au sport, donnant à l’épreuve et à ses protagonistes une dimension tragique ou héroïque.

Le 13 avril 1975, ce furent cette crevaison de Merckx, sa réaction pleine de panache, et l’injustice de sa défaite sur le fil : une vraie tragédie grecque. En 1980, sur Liège-Bastogne-Liège, ce furent les conditions météo extrêmes, la tempête de neige, les coureurs frigorifiés et la victoire de Bernard Hinault avec 9 minutes d’avance sur son dauphin. En 1981, dans un autre Paris-Roubaix, un chien fit chuter le même Hinault, qui se releva pour triompher devant tous les spécialistes d’une épreuve qu’il n’aimait pas, mais qu’il s’était juré de dompter.
En 1985, un apocalyptique Tour des Flandres — pluie, vent, grêle, boue — et la victoire d’un jeune Belge, Eric Vanderaerden. En 2004, Erik Zabel croyait bien avoir gagné le sprint à San Remo mais il commit l’erreur de lever les bras trop tôt et fut coiffé sur la ligne par Óscar Freire. Plus récemment, au Tour des Flandres 2020, les pleurs de Julian Alaphilippe : en tête de la course, il percute une moto de l’organisation et doit abandonner, laissant Mathieu Van der Poel et Wout Van Aert se départager dans un sprint millimétré.
Et cette année ? La participation de Tadej Pogacar, champion du monde en titre, qui s’essaiera pour la première fois aux « pavés du Nord », et sa rivalité avec Van der Poel, nous promettent un duel alléchant entre les deux plus grands champions du moment. Mais, pour que ce 13 avril 2025 entre à son tour dans la légende des cycles, il faudra encore que le destin s’en mêle…