Partager cet article
Le trumpisme apparaît de prime abord comme une doctrine politique peu cohérente, marquée par les intérêts contradictoires des supporters de Trump. Pourtant, les déclarations du nouveau président des États-Unis et ses premières décisions dévoilent une intention claire en opposition totale avec la gouvernance néolibérale qui prévalait jusque-là. Le problème est que cette fin du néolibéralisme pourrait signifier le retour d’un régime de type féodal incompatible avec les principes démocratiques.
De quoi le trumpisme est-il le nom ? L’élection de Donald Trump, ses déclarations, ses décisions aux premiers jours de son mandat, ainsi que le comportement de son entourage, donnent matière à penser aux analystes politiques. Extrême droite ? Fascisme ? Libertarien ? Techno-populiste ? Chacun de ces qualificatifs peut se justifier. Le problème est qu’ils sont largement incompatibles entre eux. Ainsi, un libertarien n’est pas un fasciste et l’extrême droite conservatrice est rarement technophile. En somme, le trumpisme semble être tissé de contradictions internes. Au point de devoir forcément muter face à l’exercice du pouvoir ? Certains semblent y croire et mettent en avant les tensions qui existent déjà au sein même de l’équipe gouvernementale, par exemple sur la question migratoire. Alors que les industriels de la tech plaident pour faciliter l’immigration des travailleurs les plus qualifiés, la plupart des électeurs de Trump exigent d’arrêter toute forme d’immigration et sont réticents à accorder un quelconque avantage aux diplômés, cette élite universitaire qu’ils détestent. De même, il est difficile de concevoir que les oligarques du capitalisme américain acceptent sans broncher une hausse inconsidérée des droits de douanes qui pourrait mettre en danger leur compétitivité et leurs profits.
Une chose est certaine. Même si des idéologues d’extrême droite de diverses obédiences sont présents autour de lui, Trump n’est pas un idéologue. Pour autant, sa manière de gouverner et ses décisions n’ont rien d’incohérentes ; si elles ne sont pas le produit d’une idéologie, elles sont construites autour d’une ligne claire : la remise en cause systématique des principes de la gouvernance néolibérale.
Les principes du néolibéralisme
Comprendre le monde dans lequel nous évoluons pose un problème structurel. Lorsqu’on est baigné dans une société constituée de normes juridiques, de principes et de valeurs qui se retrouvent dans pratiquement toutes les institutions qui nous entourent, il est difficile de s’en extraire et de dissocier les normes imposées par l’idéologie du moment, dont on pourrait très bien se passer, de celles qui sont nécessaires pour former une société démocratique fonctionnelle.
Depuis les années 1970, une idéologie de gestion du capitalisme s’est progressivement imposée sous le terme controversé de « néolibéralisme ». Son sens est pourtant assez clair. Il consiste à organiser la société autour d’un marché global, fondé sur les forces concurrentielles et créateur de prix. Le néolibéralisme a été conçu pour empêcher les interventions discrétionnaires de l’État dans l’économie. Cela a été très bien théorisé par l’économiste Friedrich Hayek dans un article de 1939 où il explique comment, en organisant la concurrence entre des États liés entre eux par des accords de libre-échange et de libre circulation du capital, on les poussait à se concurrencer et à diminuer leurs interventions et leur fiscalité afin d’attirer les investissements des entreprises1.
Fondamentalement, le néolibéralisme se nourrit d’une méfiance envers la démocratie ; celle-ci est accusée de fausser les règles qui fondent le cadre au sein duquel les entreprises évoluent. Dans la vision néolibérale, il faut en effet instaurer un cadre permettant au marché de fonctionner, puis limiter la capacité des peuples à agir sur ce cadre afin de préserver, pour les entreprises, un environnement stabilisé où les forces du marché peuvent se déployer. Le néolibéralisme obéît à quatre principes fondamentaux : 1/ accroitre autant que possible la taille des marchés par le biais du libre-échange et de la déréglementation ; 2/préserver la concurrence et interdire les aides d’État et les politiques industrielles pouvant altérer l’ordre concurrentiel ; 3/ établir un système monétaire sous la supervision d’une banque centrale indépendante du pouvoir politique et ayant pour mandat principal la stabilité des prix ; 4/ maintenir l’ordre social par des politiques de redistribution qui permettent d’accompagner le développement des marchés. Par exemple, privilégier des allocations sociales ou les chèques dédiés qui permettent de consommer plutôt que fournir des services publics gratuits à la population.
Le tournant trumpiste
Ces quatre grands principes sont chacun remis en cause par la politique de Trump. La principale attaque concerne bien évidemment le libre-échange, accusé de détruire des emplois américains et d’affaiblir la souveraineté économique du pays. Mais le principe de concurrence est lui aussi attaqué, puisque Trump entend remettre en cause les projets de réglementation des plateformes numériques que Joe Biden et l’Union européenne ont tenté d’imposer. Les plateformes numériques tirent l’essentiel de leurs profits de la captation d’une rente fondée sur leur situation monopolistique. Or, les projets de réglementation ont pour objet de limiter cette captation en évitant que le contrôle d’une ressource ou d’un espace numérique par une compagnie ne contraigne ses usagers, y compris les autres entreprises, à accepter des conditions d’utilisation abusives.
Sur la politique monétaire, Trump a, à plusieurs reprises, contesté l’indépendance de la banque centrale. Par ailleurs, en se rangeant dernière l’écosystème des cryptomonnaies, il remet complètement en cause le système monétaire et financier hérité de l’après Bretton Woods. Enfin, la politique de Trump entend sabrer le système d’aides sociales, mais aussi l’essentiel du cadre institutionnel qui organise l’économie américaine ; c’est le principe du DOGE (Department of Government Efficiency) dirigé par Elon Musk. Là encore, c’est une remise en cause du principe néolibéral selon lequel la démocratie devrait éviter de modifier le cadre permettant aux marchés de fonctionner.
Trump est profondément anti-néolibéral. En cela, il répond à une forte attente de l’opinion qui constate, depuis des décennies, que son exigence démocratique est bafouée par des principes qui concourent à rendre l’État impuissant à agir concrètement. Mettre à bas les paradis fiscaux ? C’est impossible car le capital doit pouvoir circuler librement. Relocaliser une partie des activités industrielle ? Ce n’est pas possible car les traités de libre-échange interdisent de taxer les importations venant des pays à bas coût. Renvoyer chez eux les immigrants illégaux ? C’est difficile car les pays d’origine refusent de les accueillir sur leur sol.
Le cœur de la politique trumpienne est de réhabiliter la volonté politique et sa capacité à agir sur le monde. Pour cela, Trump a une méthode simple : mettre la politique économique des États-Unis au service de sa diplomatie et mener une stratégie géopolitique globale au service de ses intérêts économiques. Au lieu d’un monde géré par des règles au sein duquel la géopolitique et l’économie évoluent dans des sphères séparées, ce qui était le projet de la mondialisation néolibérale, Trump rétablit l’unité des deux sphères en globalisant son action au service de ses intérêts nationaux.

(Seigneur prêtant allégeance à son roi)
Du néolibéralisme au capitalisme féodal
Dans le système néolibéral, le marché est protégé de l’action des États. C’est vrai pour les pays individuels comme à l’échelle du monde. La mondialisation est fondée sur l’idée que le « doux commerce » est sensé aboutir progressivement à la paix et à la coopération au sein d’un « nouvel ordre mondial ». Au début des années 1990, la fin du soviétisme avait consacré la victoire du capitalisme et l’idée selon laquelle, puisqu’il n’existait plus qu’un seul modèle économique, les tensions géopolitiques allaient naturellement s’estomper.
Mais l’idée selon laquelle le marché mondial pouvait constituer un ordre immuable et intangible ne résista pas aux faits. Au début des années 2000, la Chine montra que son insertion dans la mondialisation n’impliquait pas nécessairement de déposséder ses dirigeants des leviers du pouvoir économique. Progressivement, un autre modèle émergea, celui d’un capitalisme autoritaire qui s’avéra compatible avec l’ordre néolibéral tout en en rejetant ses principes. Ce modèle, fondé sur une forte intervention de l’État dans l’économie, fut imité sous diverses formes par la Russie, la Turquie ou l’Inde, et montra qu’il pouvait s’avérer au moins aussi performant sans pour autant se plier au dogme de la libre circulation des capitaux, de la concurrence « non faussée », et du libre-échange. En Occident, la crise de 2008, puis celle du Covid, poussèrent par ailleurs la plupart des banques centrales à rompre avec la neutralité politique que leur imposait une vision étroitement monétariste de leur action. Plutôt que de se contenter de préserver la stabilité des prix, elles n’hésitèrent pas à intervenir massivement sur les marchés financiers afin de soutenir la dépense publique.
Il ne reste aujourd’hui presque rien de la légitimité des dogmes néolibéraux. La politique commerciale, autrefois multilatérale, redevient un outil au service des intérêts nationaux ; les politiques industrielles et financières se remettent au service de stratégies de développement ; les banques centrales politisent leurs actions ; enfin, et de manière sans doute encore plus symptomatique, on a largement renoncé à imposer la concurrence comme outil de régulation du secteur numérique. Dans ce secteur, le monopole est la norme et le pouvoir de marché au cœur du modèle économique. Le projet économique des plateformes numériques est, au fond, de se substituer aux marchés en organisant elles-mêmes la coordination entre l’offre et la demande. Dès lors, l’idée selon laquelle on pourrait soumettre l’ensemble des acteurs de l’économie aux forces du marché perd tout sens puisque c’est l’inverse qui se produit : les marchés sont progressivement remplacés par des plateformes privées toutes puissantes qui gèrent elles-mêmes les transactions et façonnent l’ensemble de l’économie.
Le retour du gouvernement des hommes
Le néolibéralisme est une tentative d’appliquer à la sphère économique les principes de l’État de droit, c’est-à-dire la disparition des interventions discrétionnaires visant à limiter la liberté individuelle. Mais l’État de droit, sous-tendu par la gouvernance néolibérale, prend un sens étendu puisqu’il entend non seulement s’abstenir de gouverner les hommes, mais surtout d’administrer les choses lorsque ces dernières relèvent de la sphère marchande.
Cette impuissance a fini par susciter de profondes frustrations démocratiques dans toutes les sociétés occidentales ; ces frustrations ont alors nourri les discours démagogiques et populistes, faisant émerger des leaders tels que Trump qui promettent d’une part de réadministrer les choses… mais aussi de se remettre à gouverner les hommes. Or, le gouvernement des hommes suppose des gouvernés et des gouvernants, c’est-à-dire des gens qui décident et d’autres qui obéissent. Ainsi, la proposition faite aux fonctionnaires fédéraux de démissionner avant février 2025 en échange d’un maintien de salaire jusqu’à septembre2 n’a pas tant pour but de faire des économies que de pousser dehors ceux qui ne sont pas en phase avec les projets gouvernementaux et de s’assurer une forme de docilité des services.
Plus largement, la logique des plateformes numériques finit par déteindre sur l’ensemble de la société américaine. Le néolibéralisme conçoit le marché comme un espace public neutre où chacun peut librement contracter tout en étant empêché d’abuser de sa position par la concurrence. Les plateformes numériques entendent pour leur part contrôler l’information qui permet aux transactions de se nouer. Leur algorithme met en relation offreurs et demandeurs ; les prix ne sont plus négociés directement par les parties concernées mais imposés par la plateforme qui peut bannir ses usagers ne respectant pas scrupuleusement leurs conditions d’utilisation. La logique à l’œuvre est profondément différente de celle du marché de concurrence ; plus rien n’est transparent, le système économique dans son ensemble est hiérarchisé, et les usagers doivent se conformer à la politique décidée par le propriétaire de la plateforme, cette dernière étant son domaine privé.
Ce type d’organisation sociale n’est pas nouveau. En réalité, comme le rappel Cédric Durand dans un stimulant ouvrage, il s’agit d’un modèle qui rappelle furieusement la société féodale3. Une société où les faibles doivent, pour survivre, chercher protection auprès des forts et leur prêter allégeance. Ce type de société, hiérarchisée, est divisé entre une aristocratie dont les membres disposent de fiefs et nouent entre eux des d’alliances tout en étant en concurrence pour le pouvoir suprême, et un peuple de plébéiens, consommateurs et petits entrepreneurs, qui doivent se soumettre aux « conditions d’utilisation » d’un écosystème économique leur permettant de consommer et de produire, tout en reversant une partie de leurs gains au propriétaire.
Cette idée d’un retour à une forme de capitalisme féodal n’est pas seulement issue de l’imagination d’universitaires inquiets. Elle a été explicitement théorisée, notamment par Curtis Yarvin, promoteur de la théorie du Dark Enlightenment qui prône un retour à une société hiérarchisée et débarrassée de l’héritage des lumières. Ce courant de la néoréaction, dont le vice-président américain James Vance est adepte, se retrouve également dans le mouvement « dark MAGA » dont Elon Musk est un représentant.