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Dès ses origines, la pensée économique s’est retrouvée aux confluents de nombreuses « obédiences ». Néanmoins, les débats et les clivages ne doivent pas masquer le triomphe de la vulgate d’une théorie économique générale influencée par quelques brillants esprits – sachant communiquer avec talent – et ayant inspiré nombre de dirigeants politiques dans bien des pays riches. Avec, parfois, des décisions à contre-courant du bon sens. Mais une nouvelle génération d’économistes apparaît qui cherche à voir plus loin que les chiffres. Comme David Cayla, professeur à l’université d’Angers et actuellement en séjour de recherche à l’université du Missouri à Kansas City. Pour lui, il faut appréhender l’Économie dans sa plus large acception. Entretien…
Sans doute : L’économie comme discipline scientifique mais aussi comme sciences sociale, politique et environnementale est l’une de vos théories. Peut-on, déjà, expliciter ses contours ?
La question qu’il faut se poser est : qu’est-ce que la « science économique » ou la pensée économique ? Historiquement, c’est Adam Smith, un universitaire qui enseignait à l’Université de Glasgow au dix-huitième siècle, qui fonde la discipline. Il s’intéresse au concept à l’origine de la richesse dans son ouvrage le plus connu, La Richesse des Nations. C’est une réflexion qui vise à comprendre pourquoi certains pays sont plus riches que d’autres. De cette pensée émerge une série de questions : Quelle est la bonne organisation d’une société ? Qu’est-ce qu’une bonne société ? Qu’est-ce qu’une société riche, voire opulente ? Ce ne sont pas des interrogations qui ont seulement trait au mercantile ou au quantitatif.
Les thèmes portés par Smith vont bien au-delà de ce qu’on considère aujourd’hui comme étant le champ de l’économie. Sa pensée va l’amener à se poser deux grandes questions : comment produire plus de richesses ? Comment cette richesse se répartit-elle équitablement ? Les analyses de Smith imposent une réflexion sur la justice et ouvrent des interrogations d’ordre politique et philosophique. Par ailleurs, même la notion de richesse est très ouverte. Aujourd’hui, on pense que la richesse c’est le PIB. Mais dès la première phrase de son livre, Smith définit la richesse comme « toutes les choses nécessaires et commodes à la vie ».
Il s’intéresse aussi aux autres pays. Il étudie l’économie de la Chine, de l’Inde et d’ailleurs, portant justement sa réflexion sur les différences de niveau de développement économique. Pourquoi des nations sont-elles plus riches que d’autres ? Il cherche à en déterminer des enseignements universels, car il veut élaborer une théorie générale qui pourra s’appliquer à tous les pays en intégrant des éléments qui ne sont pas pris en compte par les économistes d’aujourd’hui ; des normes de relations sociales par exemple. Ainsi, dès le début, l’économie est étudiée dans une conception très large, mais au fil du temps, avec la volonté de construire des indicateurs et d’adopter une démarche scientifique et mathématique, elle réduit son champ d’analyse, laissant de côté de nombreux paramètres non quantifiables.
Cette démarche fait que le normatif prend progressivement le pas sur le positif. L’économiste ne voit plus le monde tel qu’il est, mais tel qu’il se le représente. En résulte une perte de substance dans l’analyse économique. Dès lors qu’elle a voulu se constituer en science, l’économie a construit des raisonnements qui singeaient ceux de la science dite « expérimentale » ou « dure », à l’instar de la mécanique, de la chimie ou de la physique. Une fois passé au tamis de la mathématique et du quantitatif, les analyses qui résultent d’une telle démarche conduisent à dire qu’il faut augmenter le PIB, quand bien même on détruirait d’autres formes de richesses qui ne sont pas (ou plus) prises en compte. Ce qui va se passer ensuite, c’est la fascination des économistes pour une démarche réductionniste, cherchant à analyser le global à partir du particulier, ce qu’on nomme « l’individualisme méthodologique ». Comme le fait la science physique pour comprendre l’Univers. Mais, en économie, ça ne fonctionne pas. L’analyse du tout n’est pas réductible à l’analyse des parties. Les sociétés ont des dimensions spécifiques, des institutions qui ont leurs dynamiques propres.
SD : Alors, comment intégrer à la pensée économique les autres disciplines des sciences humaines ?
Déjà, on ne peut pas définir autoritairement ce qu’est la richesse sans consulter ce que les gens en pensent. En démocratie, les intérêts des gens sont divergents, notamment entre les différentes classes sociales. Dès qu’on prend une décision économique, certains seront avantagés et d’autres perdront. Donc, si l’on considère la richesse comme un bien qui doit être défini socialement, l’économiste ne peut avoir raison contre la démocratie. Dès lors, la façon de définir la richesse doit s’appuyer sur des principes démocratiques.
Deuxième élément : quand on veut comprendre le fonctionnement d’une société, on peut le faire à partir de l’individu ou à partir des relations et des institutions sociales. Cela implique de collaborer avec d’autres sciences humaines comme la psychologie, puisque l’individu n’est pas toujours rationnel. L’économie doit aussi être anthropologique si elle veut caractériser correctement les comportements humains. Et puisqu’il faut ouvrir la focale jusqu’au fonctionnement général de la société, d’évidence la sociologie a son mot à dire.
Pour résumer, il faut définir la richesse à la fois en tenant compte de la politique, c’est à dire la capacité de la population à définir ce qu’elle considère être de la richesse ; il faut intégrer les sciences du comportement individuel, psychologie et l’anthropologie ; et il faut s’appuyer sur l’analyse des dynamiques sociales que permet la sociologie. L’économie devrait donc éviter d’énoncer des lois générales ou des mesures spécifiques sans tenir compte des réalités sociales que permettent de comprendre les autres sciences humaines.
Par exemple, beaucoup d’économiste affirment qu’il faudrait que les Français travaillent plus. Or, ce n’est pas à l’économiste de trancher ce genre de questions. Par exemple si on considère le temps libre comme une richesse supérieure aux biens et services que pourraient générer une hausse du temps de travail, il n’est pas pertinent de travailler plus. Ce choix social – cet arbitrage dit-on en économie – entre loisir et richesse ne devrait pas être tranché par l’économiste. C’est aux sociétés de le déterminer en fonction de leurs aspirations et sachant que des sociétés différentes peuvent avoir des aspirations différentes.
SD : Le concept d’État-Nation n’est-il pas un frein à ce que vous évoquez ?
Il est vrai que les économistes ne s’intéressent pas à la nation. Ils ne s’intéressent pas aux différences culturelles et sociales. Ils voient un monde plat fondé sur les dynamiques d’échange et de maximisation. Le problème est que la mondialisation entre en contradiction avec les sentiments des populations qui, elles, vivent en systèmes culturels spécifiques et n’ont pas envie d’être « cannibalisées » par un marché global. D’où des réactions comme celles des électeurs qui ont plébiscité Donald Trump, lequel met en avant les frontières à travers sa politique protectionniste, et combat l’immigration au nom de la préservation d’une forme d’identité culturelle. On retrouve cette tendance au repli national partout dans le monde. Ainsi, les populations ont du mal à s’intégrer dans un vaste marché global et la mondialisation renforce les sentiments nationalistes.
Signalons que les États-Unis ont de fortes spécificités culturelles. Outre leur résistance au système métrique, on peut citer la fête de « Thanksgiving » au mois de novembre, qui marque un moment très fort de réunions familiales. C’est un hommage aux premiers colons qui, le 21 novembre 1620, ont débarqués sur les rives de ce qui allait devenir le Massachussetts. Cette fête et bien d’autres sont au cœur du lien social et familial de la société américaine, strictement intransposables en Occident ou ailleurs . Une société marquée par d’autres rituels très forts. Par exemple, les bals de fin d’année des lycées est une sorte de ritualisation des relations entre les garçons et les filles. Les États-Unis sont bien loin d’être une société rationnelle et globale, comme on pourrait le penser en Europe, qui devrait nous servir d’étalon de mesure.